Bon…

Elle était assise avec son bol de muesli face aux vitres ruisselantes encadrées de fer peint en vert, carreaux vieillots, qui composaient ce que pompeusement l’agent immobilier avait appelé la véranda.

Disons une terrasse vitrée.

« Vue imprenable, madame Salem ! » ; « première ligne » ; « emplacement exceptionnel » : c’étaient les mots de ce monsieur Boutonnier, qui lui avait finalement vendu la maison verte.

Depuis le premier mai il avait plu continûment. Depuis trois semaines, l’eau du ciel, en trombes, en bruine ou en crachin tombait sur la région, lavait tout, retournait à la mer.

La sonnerie du téléphone enleva Gabrielle à ses considérations météorologiques. Elle se leva, légèrement agacée – il devait s’agir de démarchage (l’éternel vendeur de panneaux solaires… ou de vérandas).

En l’occurrence, le vendeur de vérandas s’appelait Johanna, téléphonait de New-York, avait des mots simples qui attendaient une réponse simple, et ces mots c’était : « Je peux venir ? ».

La conversation fut brève ; Gabrielle raccrocha, finit rapidement son petit déjeuner. Il s’agissait de ne pas se mettre en retard. Face à l’océan, elle avait maintenant la paupière droite agitée de légers tremblements.

***

Son père venait de mourir, elle venait d’acheter cette maison, et de se couper les cheveux. Elle avait encore, sous la douche, le geste d’essorer dans le vide des cheveux longs imaginés, loin de sa nuque. Elle avait encore le geste de renvoyer derrière l’épaule sa lourde natte, quand elle se penchait en avant. Deux-cent-mille euros, ce n’est pas un petit héritage. Elle ne voulait pas avoir tant d’argent ; elle voulait bien avoir une maison. Elle avait trouvé cette maison verte à Angoulins. Trois grandes pièces, début du vingtième siècle, vue sur la mer. Elle avait quitté La Rochelle.

Sept heures quarante-cinq. Arrivée en ville, au dix-huit de la rue des Martyrs, Gabrielle s’assit à son bureau, et Johanna resurgit dans le champ de sa conscience ; mais le premier coup de sonnette ne tarda pas. Dans la salle d’attente, le premier patient de la semaine. Qui n’avait pas l’air bien.

– Bonjour.

– Bonjour Docteur…

– Entrez (et pour le reste, on verrait plus tard. Gabrielle ouvrit une case mentalement et fourra dedans sa fille, avec consigne de rester là jusqu’à ce qu’elle ait le temps, jusqu’à ce qu’elle en ait fini avec le patient de huit heures, et celui de huit heures et demie, et ceux de neuf heures, de neuf heures et demie et tous les autres, tous ces gens qui avaient besoin d’elle).

Vingt heures quinze. Gabrielle Salem serra la main de la patiente de dix-neuf heures trente. « A la semaine prochaine ». Elle sortit sur les talons de madame Leleu, referma – deux tours de clé. Ce trousseau dans sa main lui rappela qu’elle pouvait maintenant libérer Johanna dans sa case. Elle s’empara du problème avec cette moue sérieuse qu’elle avait pour écouter les ennuis des autres…

Johanna Salem, conçue fortuitement par des parents très jeunes, avait l’habitude sans doute d’être classée parmi les « problèmes ». A l’âge de dix-neuf ans, elle avait quitté la maison pour un boulot d’éclairagiste dans un cirque. Elle travaillait maintenant depuis plusieurs années pour le Club Med, essentiellement sur la zone Antilles-Caraïbes. Elle faisait parfois des convoyages de voiliers, et quand elle avait quelques sous, elle les dépensait.

***

Au centimètre près sur la route, les pneus de sa moto reprenaient le chemin d’Angoulins, le chemin du soir. La maison l’attendait, verte, stable, prévisible. Montant les marches du perron, elle imagina Johanna près d’elle, montant ces marches, entrant dans son logis, et ça la perturbait.

Elle la voyait une fois par an, à Noël ; du moins, les années où Johanna ne décidait pas de travailler à cette période de fêtes où l’on était mieux payé. Là, cela faisait dix-huit mois qu’elles ne s’étaient pas vues. En novembre, Gabrielle avait appelé sa fille pour lui dire que le vieux Guillaume Enguerran était mort. Viendrait-elle dans le Cotentin ? Elle n’était pas venue, et c’est en compagnie de ses frères et neveux que Gabrielle avait amené « Guillaume », comme elle l’avait toujours appelé, au cimetière de Saint-Vaast-la-Hougue. Brune l’y attendait depuis trois ans. « Et voilà, c’est dans l’ordre des choses » s’était dit fugitivement leur fille (du plat de la main barbouillant de larmes ses joues, plus qu’elle ne les essuyait). Leur petite dernière qui, à quarante-cinq ans, se retrouvait orpheline.

Donc elle imaginait Johanna chez elle, et c’était difficile, et c’était presque fait : elle allait venir samedi, elle avait sans doute déjà réservé son avion. Ça faisait dans son ventre un mélange inégal de panique et de joie à l’idée de Johanna chez elle, près d’elle. Elle soupira, fourragea à pleines mains dans les épis de ses cheveux blonds, se servit un whisky et cala son grand corps dans la chaise longue, face à la mer.

Samedi vingt-six mai, parti de Montparnasse à quinze heures treize, le TGV de Johanna arriva précisément trois heures plus tard en gare de La Rochelle-Ville. Ayant quitté New-York vingt-quatre heures plus tôt, et ayant très peu dormi dans l’avion, elle était blême de fatigue, dans l’encadrement de la portière vitrée. Qui s’ouvrit sur son sac de voyage rouge, qu’elle faisait passer devant elle dans l’étroite porte, et qui masqua un temps ce que Gabrielle, du quai, prit d’abord pour un coussin, un oreiller – mais depuis quand Johanna s’encombrait-elle d’un oreiller pour voyager ? Ce qu’il fallut bien reconnaître pour ce que c’était : un ventre de huit mois.

La première bête pensée qui vint à l’esprit de Gaby fut « elle doit déjà connaître le sexe ». Elle voulait dire « du bébé », mais l’ambiguïté de la formulation ne lui échappait pas, et elle eut un léger sourire d’autodérision. (Il est possible que Johanna l’ait perçu, l’ait mal interprété, et que cela ait contribué à tendre légèrement l’ambiance).

« Bonjour, ma Jo ». Ces mots sortirent de Gabrielle sans qu’elle sache comment. En même temps, « ma chérie » aurait été surjoué. « Ma Jo » était la formule idoine. (Gabrielle accordait aux mots – déformation professionnelle ou goût intime ? – une importance extrême. Le langage captait son attention, au détriment parfois des situations, des gestes, sur lesquels semblait divaguer son regard de myope.)

« Salut, M’man »

Elles restèrent quelques secondes arrêtées, silencieuses, à se sourire – sourire un peu crispé de Johanna, sourire comme factice, un peu too much de Gaby -, puis la plus grande, la plus forte, la moins encombrée des deux prit le sac de voyage rouge à deux mains et guida, à travers la gare puis à travers le parking, la future mère ; et en marchant, et en échangeant avec Johanna quelques mots sur le voyage, le confort du TGV, le prix du café au wagon-bar, elle pensait « je vais être grand-mère », et ça faisait comme des paillettes acides sur sa langue, et elle n’était pas sûre d’aimer ça.

***

Dans la vieille Clio de Gaby et pendant le quart d’heure du trajet vers Angoulins, dans cette situation où, à deux, l’on se touche presque mais où l’on ne se regarde pas, parce que l’un conduit et ne peut détourner les yeux de la route – et l’un en l’occurrence c’était Gabrielle –, Johanna se détendit. Elle livra le sexe du bébé, la date du terme, aveu que Gaby avait toujours trouvé légèrement inconvenant, car après tout, c’était comme si vous disiez aux gens que tel jour, neuf mois précisément avant le fameux terme, vous aviez fait l’amour. La petite devait arriver le vingt-six juin, et Gabrielle commença à calculer mentalement la date de la fornication. Elle tomba à trois jours du décès de son père.

Johanna continuait, s’animait, parlait de son dernier job au Club Med, à la Barbade. Elle avait adoré y travailler.

« Oui mais je ne comprends pas, tu arrives comme ça, de New York, de la Barbade… mais où tu vas accoucher ? » fit Gaby, abrupte. « Ben je compte sur toi en fait. Tu as bien une adresse sur La Rochelle, non ? Hôpital, clinique, je m’en fous du moment qu’ils me font une péridurale ! »

Tout d’abord, la mère – celle qui l’était déjà – ne répondit rien. Elle compta. Jusqu’au vingt-six juin, un mois. Un mois chez elle, dans la maison d’Angoulins, à attendre le divin enfant, et un accouchement sous ses yeux, enfin, façon de parler, mais bon, s’il n’y avait pas de père dans cette affaire – et pour le moment, il n’y en avait pas l’ombre d’un – c’était bien elle, Gabrielle, qui tiendrait la main de Johanna. Et après ? Un bon mois de repos. On ne déloge pas une jeune mère avant son retour de couches. Ça faisait deux mois. Tout cela était assez différent de ce qu’elle s’était représenté huit jours plus tôt, à sept heures du matin. Elle voulut l’expliquer à sa fille, ouvrit la bouche, puis renonça. A la place, elle s’entendit répondre que oui, la clinique du Mail, très bonne réputation, j’appelle lundi, si tu veux.

Etait-ce bien Johanna – la voyageuse, l’indépendante, vivant six mois ici et six mois là, ne possédant rien, attachée à rien et peut-être à personne –, était-ce bien elle qui revenait au nid à vingt-huit ans ? On arrivait dans le village, sous une pluie fine, dont chaque goutte était dorée par un soleil diffus et tendre. Gabrielle chercha du regard un probable arc-en-ciel, mais ne le trouva pas. Certes, elle était, en montant les marches du perron deux pas devant sa fille, d’une humeur aussi paradoxale que le temps de cette drôle de journée.

Dès le lundi matin, le rendez-vous fut pris. Dans le planning pourtant chargé du docteur Darrieu, il restait une place pour un terme fin juin. La secrétaire lui donna un rendez-vous, Johanna remercia, quitta la clinique, traversa la ville en flânant, et, arrivée rue des Martyrs, leva la tête vers le premier étage, au numéro dix-huit. Un rideau en voile jaune volait mollement dans l’entrebâillement de la porte-fenêtre. Au rez-de-chaussée, « le Poulailler », la même brasserie qu’autrefois, et Johanna s’installa en terrasse. Il n’était que onze heures ; sa mère serait libre à midi et demie, alors elle commanda un Perrier, et sortit un livre de son sac.

« Je suis bien contente que tu sois suivie par Darrieu ; c’est un chouette type. »

Gabrielle dévorait sa salade de chèvre, se remettait à parler dès qu’elle avait avalé une bouchée, faisait des gestes avec sa fourchette pour ponctuer ses affirmations… « Il va falloir préparer ta valise ; ils te l’ont dit, hein, à la maternité ? Un terme le vingt-six juin, ça veut dire que tu peux accoucher fin mai. Et fin mai, c’est maintenant, alors tu vois… » Gabrielle, habituellement réservée et placide, semblait grisée, après tout ces heures de confinement dans son cabinet, par le grand air de la terrasse, et se montrait inhabituellement volubile.

L’excitation retomba progressivement, et au café, des blancs apaisants étaient réapparus dans la conversation. Il fut convenu, durant ce déjeuner, que dès le lendemain Johanna prendrait la voiture et Gaby la moto (de façon à ce que la première puisse faire ses courses prénatales, et préparer la fameuse valise). La question du prénom fut abordée. Pour finir, on tomba d’accord sur la qualité du crumble aux pommes du menu.

Seules en plein air, seules au milieu de la foule du « Poulailler », ce n’était pas la même chose que seules dans la Clio, et bientôt seules dans la maison verte, pensait Gaby en conduisant. Les blancs étaient maintenant nombreux, profonds – aveuglants comme des icebergs en travers de la route.

***

Mardi matin, Gabrielle se leva à six heures et demie, se prépara en silence, laissa un mot à Johanna et quitta la maison. Elle trouva une certaine douceur à laisser derrière elle un être endormi. Il y avait des années qu’elle n’avait pas ressenti ça. C’est de bonne humeur et comme allégée qu’elle arriva au cabinet.

Pour Johanna, la journée commença vers dix heures. A la cuisine, elle tomba dans les mueslis de sa mère. Le petit mot de Gabrielle était très affectueux – par écrit, ce n’est pas pareil. Johanna sourit dans le vague, se versa un deuxième bol de céréales, et s’installa dans la véranda. C’était marée haute, et elle avait presque peur que la mer n’entre dans la maison. Peu sensible à la poésie océane, elle pensait surtout, devant ce spectacle, à la tempête de 2010, aux maisons dévastées, aux morts, et trouvait que sa mère débloquait vraiment d’avoir englouti l’héritage de Guillaume dans pareil château de sable.

Une toilette rapide, et Johanna, suivant docilement le conseil de sa mère (qui l’avait un peu alarmée avec son accouchement prématuré), se propulsa dans une grande surface spécialisée « bébé », dans la banlieue de La Rochelle. Elle y fit l’acquisition d’un couffin en tissu, de brassières, de bodies, de pyjamas. D’un grand sac à langer. De biberons. Elle déjeuna au MacDo du coin. Acheta quelques livres au Cultura du coin. Elle choisit « J’élève mon enfant » qui lui faisait de l’œil au rayon « santé ». Et puis l’abandonna sur une étagère, juste avant de passer à la caisse.

Gabrielle rentra vers vingt heures avec le repas – acheté chez le traiteur de la rue des Martyrs. De la brandade de morue et des tomates à la mozzarella. Affamée au moment de l’achat, Gabrielle avait également pris des flans aux œufs (quelques minutes de micro-ondes plus tard, elles se brûlaient toutes deux le palais en attaquant par les coins le plat de brandade, juste tiède en son centre).

Au bout d’un moment, Gaby s’était levée, et avait quitté la pièce pour revenir un gros livre à la main. Elle avait déposé sur les genoux de sa fille un exemplaire défraîchi de « J’élève mon enfant », (elle ne précisa pas que ç’avait été un cadeau de Brune – une fois retombé l’affolement général autour de sa grossesse précoce). Elle avait eu l’idée le matin même, en roulant vers La Rochelle ; elle s’était dit que ce vieux bouquin pourrait servir à Johanna. Celle-ci trouva la couverture vieillotte. Elle n’en dit rien, mais elle pensa que la photo était beaucoup moins intimidante que celle de l’exemplaire de Cultura, qui montrait une jeune femme aux cheveux châtains et courts, parfaitement moderne, parfaitement sûre d’elle. Parfaitement mère.

Johanna fut prise, le lendemain au réveil, d’un genre de gueule de bois psychique, qu’elle résolut d’éviter par un rendormissement immédiat. Elle émergea vers onze heures ; ça allait mieux, mais elle avait maintenant des sensations corporelles inédites – c’était probablement ça qui l’avait réveillée. Son ventre durcissait, se serrait, et, après quelques secondes oppressantes, la tension s’évanouissait. Ça se répétait, évalua-t-elle, toutes les trois-quatre minutes, et dans les intervalles, elle sentait le bébé bouger et cabrioler plus que d’habitude. Elle trouvait distrayant de surfer ainsi les vagues que produisait son organisme, et, du fond de son demi-sommeil, guettait avec curiosité le début de chaque nouvelle manifestation. Quoique prévisibles – dans son état –, et aussi étrange que cela puisse paraître, ces phénomènes ne furent pas identifiés par Johanna comme des contractions  Elle se leva – arriva une crispation particulièrement forte, qui lui coupa le souffle un instant – et prit son petit-déjeuner, se doucha, s’habilla. Lorsque survinrent, sur la crête d’un épisode plus intense que les autres, de réelles douleurs, elle comprit enfin ce qui lui arrivait.

Après, ça alla très vite.

Douleur en cercle rouge au fond de son vagin, se diffusant largement jusqu’au dos, jusqu’aux cuisses. Aiguille aigüe faufilant le col, et piquant l’utérus. Douleur rayonnante, brûlure du fer profond (regret cuisant de n’avoir pas lu le bouquin de Laurence Pernoud.)

Elle réussit à atteindre un téléphone et à faire le 15. Quand les gens du SAMU arrivèrent, ils trouvèrent Johanna pantelante au pied du canapé. Elle fut allongée, déshabillée ; on l’examina et on lui annonça qu’elle était « à 8», mais elle ignorait tout de ce langage. Penché sur son visage en sueur, le médecin lui parlait « dilatation du col », « descente dans le bassin », « tête bien engagée ». Johanna disait « oui, oui » et priait silencieusement Quelqu’un de lui venir en aide. Elle soufflait entre les contractions, à demi évanouie, des contractions puissantes désormais comme un ouragan personnel – une catastrophe qui se serait acharnée sur elle seule, et aurait décidé de la jeter à terre

Après, elle poussa, comme on le lui recommandait chaudement – tout le monde s’y mettait, jusqu’au jeune stagiaire qui transpirait et se frottait nerveusement les mains l’une contre l’autre. Après, le médecin sembla dévisser quelque chose. Et elle sentit le passage successif de plusieurs masses, l’une ronde (« voilà la tête ! »), l’autre bosselée (« les épaules ! ») et puis de tout un corps, long comme celui d’un petit veau. C’est ce qu’elle se figura, avec ses souvenirs des vaches de son enfance, qui vêlaient, à Saint-Vaast.

Le petit veau, enveloppé dans un plaid en polaire trouvé là, sur le canapé, fut étalé sur les seins de sa mère, et on lui demanda, à cette jeune mère, comment s’appelait son bébé. C’est le stagiaire, en nage mais visiblement soulagé, qui lui posa cette question ; c’est lui encore qui avait noté l’heure exacte de la naissance (« 12 heures 34») sur le rapport d’intervention qu’il faudrait transmettre à l’hôpital.

…A la clinique du Mail, plus exactement, puisque Johanna fut conduite à l’endroit où elle aurait dû accoucher. On la brancarda dans l’ambulance, sa fille scotchée sur elle qui avait repris suffisamment de forces pour rabattre ses bras autour de l’enfant.

***

C’est pendant la séance de M. Martinez, assis comme à son habitude dans le fauteuil de gauche, que le téléphone de Gaby annonça un texto. Elle ne s’en occupa pas, prévoyant mentalement de lire le message à seize heures, juste avant de faire entrer Salomé Briard. Et puis elle oublia. Il était plus de dix-huit heures quand elle repensa à son portable, au texto, et ouvrit le message de sa fille. « Séraphine est née. J’ai oublié la valise ».

Quand, à vingt heures dix, Gabrielle arriva à la maternité, elle se présenta à l’accueil comme « le docteur Salem, une amie du docteur Darrieu », espérant que cela suffirait, car il était tard et les visites devaient être finies depuis longtemps. Elle ajouta qu’elle venait voir Johanna Salem, sa fille, admise dans l’après-midi. La secrétaire tordit le nez – ces médecins se croient décidément tout permis – et indiqua la chambre 11.

Dans le couloir, elle tomba sur Darrieu ; ils s’embrassèrent comme de vieux copains de promo qu’ils étaient et Johanna s’exclama :

– Tu as ma fille !

– Oui, et le bébé avec ! Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

– C’est-à-dire qu’elle ne m’en a pas laissé le temps. Elle est là depuis trois jours, et paf, elle accouche…

– Ne t’inquiète pas, la petite était mûre : tout est nickel, pas de problème respiratoire… Heureusement, vu les circonstances !

– Comment ça, les circonstances ?

– Ne me dis pas que tu n’es pas au courant ? Le SAMU ! Elle les a appelés en fin de matinée, ils l’ont trouvée à complète, intransportable, et ta petite-fille est née chez toi ! … Angoulins, c’est ça ? Qu’est-ce que tu fais à Angoulins, d’ailleurs, dis-moi ? A part centre d’accouchement clandestin !… Bon, je t’emmène, sa chambre est là…

Gaby, un peu sonnée, ne répondit rien, mais suivit Olivier Darrieu, qui s’effaça bientôt devant une large porte rose portant le numéro 11. L’entendit-elle lui dire « au revoir, et à bientôt, alors » ? Elle frappa doucement, entra et encaissa un premier choc. Johanna avait toujours ressemblé à Brune, mais là, alanguie, fatiguée, les cheveux tirés en arrière, c’était elle trait pour trait, Brune dans les souvenirs les plus lointains de Gaby, ses joues rondes gentiment tombantes, ses yeux bleus lumineux, son nez droit, long et fin.

Dans le berceau transparent, près du lit, il y avait cet impensable enfant qui faisait Gaby grand-mère. Habillée d’un pyjama trop grand à rayures blanches et vertes, très « garçon », prêté par la clinique, Séraphine dormait, les bras remontés de part et d’autre de la tête.

Gaby embrassa sa fille, et lui serra les doigts en murmurant « bravo », et puis elle voulut tout savoir. Non, Johanna n’avait eu ni épisio ni déchirure, et oui, c’était surprenant, pour un premier. « Enfin, c’est ce qu’on m’a dit, parce que tu sais, je ne suis pas très calée. Par contre, j’ai une luxation du coccyx, je ne peux pas m’asseoir. Couchée, tu vois, ça va ». Oui, oui, elle avait appelé le 15 vers onze heures trente. Les contractions ? Elle en avait depuis un moment, « mais tu sais, j’ai mis du temps à comprendre… Bon, après, j’ai bien compris ! Moi qui tenais à ma péridurale… ».

Johanna avait tout en parlant des hochements de tête, des mimiques, des petits sourires très « fille », très « chatte », qu’on lui voyait rarement, se dit Gaby. « L’euphorie des premières vingt-quatre heures » pensa-t-elle, attendrie.

À vingt-et-une heures trente, elle quitta la clinique, car il fallait que Johanna dorme un peu (si on voulait que dure l’euphorie), mais elle n’avait pas envie de rentrer chez elle. A vrai dire elle avait le blues. Elle eut envie de conduire sa moto sous la pluie qui s’était mise à tomber, drue, serrée ; conduire dans la nuit, conduire vite sur la rocade bien éclairée. Enfilant son casque, elle sentit des pleurs monter douloureusement ; « quoi, des larmes pour une naissance ? » se disait-elle, et elle tentait de se concentrer sur la vodka qu’elle prendrait bientôt face à la mer. Le trajet la requinqua suffisamment ; et quand elle ouvrit la porte de sa maison, les larmes avaient reflué. Elle sortit quand même la bouteille du congélateur, attrapa un verre et, traversant la véranda, se rendit sur la petite terrasse extérieure. Deux pensées s’associaient dans son esprit, et s’associeraient pour toujours à ce moment de bourrasques mouillées, de mer nocturne et de vodka glacée. La pensée de Brune, qu’elle aurait tellement voulu pouvoir appeler ce soir et, bizarrement, la pensée – le souvenir – des gargouillis qu’on a dans le ventre vers trois ou quatre mois de grossesse, et qui sont le témoignage des premiers mouvements du fœtus.

Une fois rentrée, elle alla dans la petite chambre chercher la « valise », comme ils disent (enfin, le sac de voyage de Johanna reconverti en « valise » de maternité), et l’ouvrit. Elle y trouva les minuscules vêtements, improbables d’étroitesse, achetés par sa fille la veille. Elle déplia des pyjamas, un gris, un rouge, deux blancs, deux roses ; elle réalisa que Johanna avait rangé tels quels les petits habits ; elle avait juste enlevé les étiquettes, et Gaby décida de les laver. Elle fit une machine. Elle but une deuxième vodka pendant que le linge tournait (ça tournait aussi dans sa tête, tout se mettait en place).

***

Jeudi trente-et-un mai, à huit heures, Gaby apprit de Mariana Haugeard  qu’elle s’était brûlé, la veille, l’intérieur du poignet, en appliquant sur sa peau – si fine et blanche à cet endroit – une lame de couteau chauffée sur le gaz. Ça s’était passé vers quinze heures, heure de grande solitude, quand on a réussi à ranger la cuisine, et qu’on n’a plus assez d’énergie ou d’envie pour entreprendre autre chose. Manches de gilet remontées, elle exhibait maintenant une large blessure, comme une coque de bateau coloriée au Mercurochrome.

Gaby, ça lui fit l’effet d’une assiette de tripoux au réveil : ça lui tordit le cœur et l’estomac. Et pourtant, elle en avait entendu d’autres, mais ce matin-là non, ça ne passait pas.

Levée depuis six heures, elle était passée à la clinique pour déposer à l’accueil le sac de Johanna plein de vêtements propres. Arrivée tôt rue des Martyrs, elle avait bu un café à la terrasse du « Poulailler », avant de monter prendre son quart de chagrins et de malheur dans sa hune du troisième étage. Et ça ne commençait pas très bien.

Heureusement, Gabrielle poursuivit avec Clémentine Hyvron, Sidonie Garcia, monsieur Duclos, Valérie Perez, qui n’étaient pas des cas trop difficiles, en tout cas pas fragilisants – elle plaisanta, même, avec un Arthur Peucelle en pleine forme… Et ce fut l’heure du déjeuner. Tout en mâchonnant son sandwich roquefort-noix, elle appela Johanna pour avoir quelques nouvelles :

– Ça va, ça va, elle dort.

– Mais dis-donc, elle ne fait que ça ?

– Ben non, cette nuit, justement, elle ne faisait pas que ça ! J’ai pas fermé l’œil entre minuit et quatre heures, tu vois…

– Tu manges bien, c’est bon ?

– Bof… J’ai envie de biscuits, ceux que tu as pris au « Poulailler » l’autre jour, tu sais, à la cannelle… Tu m’en amènes ce soir ?

– Oui, d’accord… Bon, je descends les acheter tout de suite alors, sinon ce sera fermé. Je termine à vingt heures.

Sa journée finie, elle descendit les marches deux à deux, traversa le porche à pas rapides, et enfourcha sa moto garée sur le parking. Dix minutes plus tard, elle la cadenassait devant la clinique, et s’engageait dans le sas d’entrée. Sa copine la secrétaire, toujours la même derrière sa banque, grimaça un sourire en la reconnaissant.

Elle frappa, et pénétra dans la chambre 11 ; Johanna, allongée sur le côté droit, allaitait Séraphine, blottie sous le bras levé. Cette « Vierge à l’enfant » version languide la toucha singulièrement ; elle cilla rapidement et s’absorba dans l’ouverture de son sac à dos. Dont elle extirpa un gros paquet de gâteaux. Qu’elle posa sur la table de nuit, au passage passant la main dans les cheveux blonds et bouclés de Johanna. Retrouvant ce geste qu’elle avait, jadis, pour lui dire bonjour le matin. Retrouvant dans ce contact un plaisir furtif.

Gaby s’assit sur la chaise qui se trouvait à gauche du lit ; le bébé, qu’elle ne quittait pas des yeux – qu’elle avait maintenant une envie déraisonnable de prendre dans ses bras – s’endormait au sein. Elle voulait aborder ce qui dans sa tête se formulait de façon professionnelle comme « la question du père ». Elle décida de mettre les pieds dans le plat :

– Je ne voudrais pas paraître bégueule, mais cette petite a un père ?

Johanna la regarda avec des yeux ronds et répondit :

– Bien sûr.

Elle sembla réfléchir, peser ses mots peut-être, ajouta : « Tu as mis du temps à la poser, ta question… ». Gabrielle ignora la remarque :

– Et il est où ? Il fait quoi ?

– En fait il ne le sait pas.

– Pas quoi ?

– Que je suis… que j’ai été enceinte de lui.

– Et tu as fait la déclaration ? Tu as mis quoi, « père inconnu » ?

– Ils sont passés aujourd’hui, oui. J’ai mis que j’étais le seul parent.

Séraphine s’agita dans son sommeil (elle avait perdu le mamelon rosé), fit un petit piaulement. Johanna l’installa mieux et reprit :

– C’est quelqu’un qui ne veut pas d’enfant. Je me suis retrouvée enceinte, mais je m’en suis rendu compte… un peu tard. Trop tard pour faire quoi que ce soit.

– Bon, excuse-moi, mais… tu ne prenais pas la pilule ?

– Ben là, non.

Une espièglerie passa sur son visage :

– Excuse-moi mais… tu n’es pas bien placée pour me faire la leçon !

– Je ne te fais pas la leçon, je me renseigne…

– Bon c’était un client, un vacancier. C’est nul, hein, les amours de vacances avec les Gentils Membres…

Gaby sourit comme on sourit quand on comprend tout, quand on pardonne tout. Et comme à ce sourire personne ne résistait, Johanna raconta Cyril : elle raconta ce truc, ce désir qui lui était tombé dessus comme un oiseau sur sa proie ; et sa femme, Frédérique, trompée en milieu exotique…

La bouche entr’ouverte, les yeux dans le vague, Gabrielle fabriquait, au fur et à mesure, sa représentation à elle de cette histoire banale et fascinante. Elle se doutait qu’on n’était pas au bout du récit, et gardait, dans sa BD mentale, quelques cases pour la chute. Johanna continua :

– Cyril m’a plaquée le jeudi de la deuxième semaine ; en douceur, en pleurant, mais plaquée quand même, et ils sont rentrés en France à la fin du séjour, donc le samedi. Par son dossier, j’ai pu avoir son adresse-mail. Je n’ai jamais eu de réponse à mes messages. De toute façon, j’ai renoncé à lui écrire quand j’ai compris que j’étais enceinte.

Le cerveau de Gaby ne cessait d’encaisser les informations, traitant à son rythme rapide toute cette matière romanesque que Johanna produisait en continu et qui était sa vie :

– Comment sais-tu qu’il ne veut pas d’enfant ?

– Il me l’a dit. Sa femme et lui, ça n’allait pas. Ce voyage c’était un peu la dernière chance. Elle voulait un enfant et pas lui, elle le tannait avec ça depuis longtemps, mais lui… il m’a dit qu’il n’était pas prêt à être père.

« Amertume plus nostalgie », analysa Gaby, et son cœur se serra.

Johanna, avec des contorsions pour ne pas réveiller son bébé, attrapa le paquet de gâteaux et l’ouvrit habilement d’une seule main. Elle sourit à Gaby en croquant un premier biscuit à la cannelle, et ce sourire disait très fort « je suis tellement désolée… »

– Quand est-ce que tu t’es rendu compte… ?

– Quelques jours avant Noël. Il m’a semblé que mes dernières règles dataient un peu ; J’ai fait un test, et voilà. J’étais enceinte de presque trois mois. J’avais réussi à tourner la page « Cyril », mais il se rappelait à mon souvenir.

Est-ce la pluie, qui battait de plus en plus bruyamment les vitres de la chambre ? C’est à ce moment-là que Séraphine se réveilla, avec de petits cris d’inconfort, et des mouvements désordonnés. Gaby se leva, demanda des yeux la permission, et se sentit autorisée à prendre le bébé dans ses grandes mains de guérisseuse – des mains chaudes et sèches en toute circonstance. Elle fut surprise par les trois kilos de plume qu’elle soulevait sans effort ; elle logea le chaton dans son cou : elle s’apaisa immédiatement.

Johanna se taisait maintenant ; était-ce le besoin d’une pause ou la fin de la confidence ? Par habitude, Gaby faillit dire « Bon… », comme à ses patients en clôture de séance, s’abstint et murmura « Ma chérie, ma jolie Jo… », ce qui déclencha quelques larmes chez la Jo en question. Des larmes mêlées à un sourire charmant, tremblé, tremblant. Et Gaby elle-même n’en menait pas large quand, après avoir déposé le nourrisson dans son berceau, elle s’approcha de sa Jo qui avait été si petite, qui avait dormi dans son cou, pour la serrer, la serrer enfin contre elle.

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